Les tragédies de BUZET (juillet-août 1944)
Le 2 juillet 1944, à l’entrée de la forêt de Buzet, un certain Gino Grazzia se présente au garde forestier, Gaston Ravary, qui occupe le pavillon de chasse du château de la Palmola. Jeune (22 ans), vêtu d'un cuir noir, dont il relève le col, une balafre au visage, Grazzia annonce au garde qu’il était prisonnier en Allemagne, qu’il s’est évadé et qu’il faut le cacher. Il porte une mitraillette et une croix de Lorraine, symbole de la Résistance. Un autre habitant de Buzet est contacté: Jean Bénazet, agriculteur. Ravary et Bénazet décident d’aider Grazzia et le conduisent chez la famille Porta, à la ferme de Borde-basse. Grazzia y passe la nuit, on lui a cédé grâcieusement le lit de la fille Porta, puis il rencontre Charles Gendre, autre agriculteur de Buzet, avant de repartir en milieu de journée.
Grazzia a menti. Il n’est pas un clandestin. En réalité, c’est un collaborateur, un agent de la Gestapo, chargé de recueillir des informations sur la Résistance et ses sympathisants, ceux susceptibles de les abriter, voire de cacher des armes qui leur sont destinées ou de recueillir des informations sur les occupants. On appelle Grazzia le « renard noir », pour sa ruse et son habitude de toujours s’habiller de cette couleur. Attiré sur Buzet par des lettres anonymes, il en sait désormais suffisamment pour suspecter les Ravary, Bénazet, Porta et Gendre, qui ont accepté d’aider un soi-disant ennemi des nazis.
Après le départ de Grazzia, Jean Porta a des doutes, lui qui est effectivement résistant, évadé d’un camp de prisonniers en Allemagne, Charles Gendre aussi, lui le chef du groupe de Résistance à Buzet. Ces doutes les conduisent à la gare où le préposé affirme n’avoir vu personne. Etrange. Au moment de les quitter, Grazzia avait affirmé qu’il allait prendre le train pour Toulouse. Il est trop tard.
Dans la nuit du 5 au 6 juillet, la Gestapo arrive à Buzet, guidée par le « renard noir ». Ils sont accompagnés de la division SS « Das Reich ». Revenue du front russe où elle a massacré 20 000 civils à Kharkov, Das Reich vient de pendre 99 personnes à Tulle, le 9 juin, puis de faire 642 victimes à Oradour-sur-Glane, le 10 juin. Buzet va bientôt connaître sa barbarie, comme tant d'autres communes de France. La consigne donnée à Das Reich par Hitler est simple : terroriser les populations pour qu'elles ne soutiennent pas les résistants. Cette consigne va se confondre avec une politique de la terre brûlée.
Parmi les lettres anonymes qui ont attiré le renard noir à Buzet, certaines accusations visaient directement le maire, lui reprochant d'avoir fourni de faux papiers d'identité à la Résistance. A trois heures du matin, les rafles commencent : Emile Massio, le maire, est interpellé, en compagnie de son fils, Adolphe, dénoncé lui aussi comme un membre de la Résistance, ce qu'il est en effet. A leur tour, sont arrêtés Gaston Ravary, FFI, Jean Bénazet, FFI, vers six heures, les Porta : Antoine, le père, Jean, le fils, et son jeune frère, Joseph, ainsi que deux voisins, des Rouquiès : Gabriel Rouquié et un dénommé Orsac. Charles Gendre et son père, Ferdinand, ce dernier épicier à Buzet, FFI, sont également du convoi, appréhendés au centre-village. Et puis Julien Escoffre, du maquis de Roquesérière. Enfin, un dénommé Edmond Favarel est ajouté à ce cortège fracassant de torches, vociférations, bruits de bottes, armes, fourgons et motocyclettes.
Les nazis veulent faire parler ceux qu’ils appellent les « terroristes » et qui ne sont que des combattants de la liberté. Ils vont en faire des victimes. Ils vont en faire des héros tragiques. A la ferme de Borde-basse, où on a découvert des armes, sous des bûches, dans le hangar, les fils Porta sont martyrisés à coups de nerfs de bœuf. Sans jamais répondre aux bourreaux. Le père Porta a même les yeux arrachés. Sans jamais répondre. Ensanglantés, alignés contre le mur de leur ferme, les Porta sont mitraillés, sous les yeux ou dans l’oreille de leurs proches. Voulant ajouter au carnage le nouveau-né de la famille, les nazis se ravisent après l’imploration de la mère. Puis ils donnent dix minutes aux femmes pour rassembler quelques effets, aller se réfugier chez une voisine et ils pillent leur ferme, avant de l’incendier. Les corps des Porta ne seront inhumés que le 9 juillet, les nazis n’ayant donné l’autorisation que le 8 au soir.
La ferme de Bordebasse avant
et après le passage des Nazis
Si Rouquié et Orsac sont transférés à la prison Saint-Michel, à Toulouse, dont ils réchapperont, les autres sont torturés toute l'après-midi du 6 juillet, dans la cour du domaine de la Palmola, quartier général des nazis. Sous un soleil de plomb, ils sont forcés, d'abord, à se mettre à plat ventre, frappés au moindre geste à coups de pieds ou de cravaches, mutilés même, pour certains. Conduits à la forêt de Buzet, ils sont, eux aussi, mitraillés. Il est autour de 17h30. Pendant quatre jours, les corps demeureront dans leur verte sépulture, corps d'Emile et Adolphe Massio, de Ravary, de Charles Gendre. Corps aussi de Bénazet, retrouvé trente mètres plus loin, assassiné après avoir tenté de s'échapper. Seul le cadavre d'Escoffre n'a pas été découvert. Il racontera. Plus tard. Comment s'en est-il sorti ? Les nazis lui ont remis ses papiers. Pourquoi ? Il ne sait. Il n'a pas cherché à savoir. Il s'est enfui. Il s'est caché. Il témoignera. Détails sordides parmi de nombreux autres déjà cités : avant de les emmener à la forêt de Buzet, on a fait croire aux prisonniers qu'ils seraient conduits à Toulouse pour interrogatoire. Et puis, une fois dans les bois, Ferdinand Gendre est autorisé d'abord à partir. Son corps sera cependant retrouvé, criblé de balles, quelques encablures plus loin. Enfin, après ces forfaits, les nazis iront voir madame Ravary, lui annonçant la mort de son mari... « tué par les terroristes ». Seul, dans ce cortège de suppliciés, Favarel n'a pas été inquiété, complice des nazis.
Après leur forfait, les bourreaux retournent à la Palmola, manger et se saoûler avec ce qu'ils ont volé aux victimes. Il est un peu plus de minuit quand certains d'entre eux échouent à la ferme de Vieusse, voisine de celle des Porta. Le père, Gaston Rollan, tente de s'opposer, esquisse un geste de défense, reçoit un coup de revolver. Sous les yeux du grand-père, des trois enfants de 7, 9 et 11 ans et du valet de ferme, l'épouse de Rollan, Victoria, est battue, violée, torturée. Parmi les râles des agonisants, qui n'en réchapperont pas, le criminel s'attable, mange, boit, disparaît avec 5000 francs, 20 draps, 10 saucissons, 3 pots de confit.
La fin du mois de juillet et le mois d’août vont voir se déchaîner une barbarie nazie piquée par l’amertume d’une défaite désormais inéluctable. Le maquis de CARMAUX détient deux prisonniers militaires allemands. Il a fait savoir à la Gestapo qu’il était prêt à les échanger contre des résistants interpellés. Mais le rendez-vous tourne mal pour les résistants. Gabriel BOUSQUET, lieutenant FFI, est arrêté à SAINT-SULPICE, ainsi que trois jeunes hommes, à bicyclette, suspectés lors du contrôle d’identité, dont deux se trouvaient être des réfugiés des Ardennes. Les quatre prisonniers sont conduits à Borde-basse, dans ce qui reste de la ferme des PORTA. En ce décor d’apocalypse, le 15 juillet, d’une balle dans la nuque, à bout portant, BOUSQUETest tué, ainsi que deux des cyclistes : Emile CLAUDE et Raymond LANDENWETSCH. Les trois corps sont arrosés d’essence et brûlés, le feu attisé par deux grenades. Le troisième cycliste sera utilisé comme chauffeur. Les cadavres ne seront retrouvés qu’une semaine plus tard, méconnaissables.
Et tout continue. Le 20 juillet, en bordure de la forêt de BUZET Pierre JARRÉ, gardien de la paix toulousain, engagé dans le « maquis ROGER » de GRENADE-sur-GARONNE, est fait prisonnier près de CADOURS, puis passé par les armes nazies : il avait tenté de s’évader en compagnie de Gabriel CARME vingt ans, qui subit le même funeste sort.
Le 17 août enfin, à Toulouse, les troupes d’Occupation font sortir de la prison Saint-Michel 54 détenus. Ils les conduisent à la forêt de Buzet, près du domaine de la Palmola, au lieu-dit « En Fournet ».
A l'endroit même de l'ancienne habitation de Ravary, le groupe est enfermé dans des granges et mitraillé impitoyablement. Dehors, d'autres nazis allument des bûchers dans lesquels les corps des victimes seront précipités. Durant les pires moments, pour étouffer les cris des suppliciés, les soldats ont même reçu l'ordre de chanter à tue-tête.
Le rapport de gendarmerie, établi plus tard, précisera ceci : « Les foyers ont brûlé toute l'après-midi et une partie de la nuit, étant continuellement alimentés par les soldats qui y jetaient de l'essence. Le lendemain, il ne restait plus que des ossements ». Qui étaient ces pauvres gens ? 18 seulement seront identifiés, essentiellement des opposants au nazisme, résistants, réfugiés espagnols, alsaciens. Pour les autres, on ne pourra plus jamais rien prouver.
Le lendemain, 18 août, des Buzétois recueillent les ossements qui sont enterrés dans trois cercueils au cimetière de la Commune : il s'agissait, il s'agit de Robert Azémar, Alfred Bauer, Isaac ben Naïm, Mandolino Caraco, Maurice Colle, Henri Colin, Salomon Corcia, Jean Delattre, André Fourcade, Albert Abraham Kace, Henri Kayl, Jacques Parlebas, René Peter, Francisco Ponzan Vidal, Jean-Marie Rieupeyroux, Roger Rigaud, René Roger et Jacques Vanlaer. Seront déposés en mairie de Buzet quelques restes de certaines victimes, bijoux ou dents, conservés dans une boîte qui existe toujours.
De l'aveu de certains Buzétois, depuis, à l'endroit précis où s'est élevé le cercle de feu, l'herbe n'aurait pas repoussé pendant vingt ans.
Maurice COLLE
Jean DELATTRE
René PETER
Francisco PONZAN VIDAL
Isaac BEN NAIM
Salomon CORCIA
Le lendemain, le 19 août, Toulouse est libéré. Le 10 septembre 1944, 10 000 personnes, politiques, soldats, résistants, rendent hommage aux martyrs tombés à BUZETet on commence à graver l’histoire dans la pierre des monuments aux morts. Ce même mois, à CASTRES, le « renard noir » est arrêté, puis ramené sur BUZET, où il est hué, couvert de crachats tandis qu’on lui fait fendre une haie du déshonneur. Quelques mois plus tard, le 29 janvier 1945, son procès a lieu, à TOULOUSE devant une de ces hautes cours de justice voulues par DE GAULLE pour juger les collaborateurs et contre les décisions desquelles aucun recours n’est possible. Le procès de GRAZZIA est couplé avec celui de FAVAREL qui avait étrangement traversé les tueries du 6 juillet. Gino GRAZZIA comparaît en uniforme de l'armée allemande et, durant son procès, manifeste une "assurance qui va même jusqu'à une pointe d'impertinence, vite réprimée d'ailleurs par le Président LEVY". Sa stratégie de défense est un classique du genre, à cette époque : c'était la guerre, il n'a fait qu'obéir aux ordres.
Devant les veuves des martyrs de BUZET, qui se succèdent à la barre, GRAZZIA avoue qu'il s'est rendu sur BUZET parce que la Gestapo a été alertée par un Buzétois, mais il n'en connaît pas le nom. Au Président qui s'interroge, en une ultime question, sur le point de savoir pourquoi on l'a surnommé le "renard noir", GRAZZIA répond : "... sobriquet stupide... romantisme de journaliste". GRAZZIA est reconnu coupable d'"espionnage", d’avoir participé à dix massacres, d’avoir fait tuer ou tué lui-même ou encore incendié… pour une somme totale de 4500 francs. Cet agent pour de l’argent est condamné à mort. On lit dans la presse de l’époque qu’au verdict « la foule applaudit » et que le renard noir laissa "tomber sur la salle un regard de souverain mépris". GRAZZIA est exécuté sur les côteaux de PECH-DAVID le 17 février, précisément "au stand de tir d'EMPALOT". Auparavant, les autorités avaient écarté la requête de certains de le voir passé par les armes à BUZET.
FAVARELl, lui, est condamné à dix ans de travaux forcés, à la confiscation de ses biens et frappé d’indignité nationale. Un décret du 11 juin 1945, signé du Président du Gouvernement Provisoire de la République (DE GAULLE) commuera la peine en deux années d'emprisonnement et limitera à quinze ans la dégradation nationale. Le 18 février 1950, un décret du Président de la République (VINCENT AURIOL) ordonnera "remise du reste de la dégradation nationale" et "limitation de la confiscation aux sommes déjà versées au Trésor". Mais pourquoi FAVAREL a-t-il été condamné ? Voici les questions posées à la Cour :
"FAVAREL, Edmond, accusé ici présent, est-il coupable... en temps de guerre" d'avoir procuré "un jambon au chef de la Gestapo ?" et est-il coupable d'avoir voulu vendre à l'ALLEMAGNE "des camions d'occasion, laquelle tentative manifestée par un commencement d'exécution, n'a été suspendue ou n'a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de FAVAREL, son auteur ?".
À Buzet, M. PECH, ancien professeur d’histoire au collège de Castres, était nommé maire par le comité de libération, en septembre 1944. Le 19 novembre 1944, le monument aux morts de la forêt de Palmola était inauguré, à l’endroit même où les détenus avaient été fusillés (plus tard ce monument était déplacé par la famille BESSON, propriétaire du lieu). Ce jour-là, les représentants du gouvernement de la république rendaient un solennel hommage aux martyrs et on notait la présence de :
M. BERTAUX, commissaire de la république
Le Général COLLET, commandant militaire de la région
Le Commandant MARCOUIRE, ancien détenu de Saint-Michel
M. JEAN, président régional du C.D.L.
Une délégation des Forces françaises de l’intérieur
Un détachement de spahis
Les enfants des écoles avec leurs bouquets
Une assistance nombreuse et émue
Et enfin les familles des résistants tués, dont les épouses, les mères et les sœurs étaient enveloppées dans leur voile de deuil.
Après la sonnerie aux morts, la remise des décorations, l’enlèvement du voile tricolore sur la stèle de marbre et la marseillaise. M. BERTAUX, dans un silence émouvant et sur un ton vengeur, terminait : « Les barbares ont fui, laissant derrière eux ruines et deuils. Les ruines se relèveront comme se relèvera la France meurtrie, le temps apaisera les larmes, mais jamais on n’effacera le souvenir de ceux qui, en toute conscience, volontairement, ont bravé la mort, la plus épouvantable des morts. Ils sont morts de cette mort pour que la France, libérée et sûre de son destin, vive féconde, dans un monde où régnera la paix, née de leur sang et de leur chair meurtrie ».
Buzet a donc vu périr 70 personnes sous la botte nazie. Buzet a souffert, mais aussi les Communes environnantes, telles Castelmaurou, Rouffiac, Saint-Loup Cammas, Saint-Jean, Le Born, Villemur, La Magdelaine, Verfeil, Saint-Marcel Paulel, Villaudric, Fronton, Bouloc, Castelnau d’Estrétefonds, Villeneuve les Bouloc, Saint Sauveur, Bazus, Garidech, Gragnague… N’oublions pas ces êtres humains. Ne les oublions jamais. Qu’ils restent vivants pour toujours dans notre souvenir, dans notre hommage, dans notre respect. Et c’est pour cela qu’il faut parler d’eux au présent. Les oublier un jour, c’est les tuer une deuxième fois, en tuant symboliquement la liberté pour laquelle ils sont tombés en ces sombres mois de juillet et d’août 1944, liberté de se battre pour elle, de résister, ou, tout simplement, liberté de vivre.
La plupart des photos illustrant cette page ainsi que la dernière carte et sa légende sont empruntées au fascicule Histoire et Mémoire: Eté 1944 dans le Pays GIROU-TARN-FRONTONNAIS, rédigé par Elérika LEROY.